Chapitre III…



 


Alan Kardec
et son époque…

 


 L'institution de la rue de Sèvres…

   
   


La décision de Léon Rivail est définitive, il va sur ses vingt ans…
Il rentrera à Lyon où il fera ses études de médecine…
Il ne s'établira pas dans la capitale des Gaules, il sait déjà que nul n'est prophète en son pays.

[…]

C'est à Paris qu'il se fixera, Paris où tout s'imagine et se réalise. Il y arrivera en 1824. Il agira dans deux directions complémentaires : il rédigera des manuels d'arithmétique, d'orthographe et de style, voilà pour la théorie. Il fondera une institution Pestalozzi, voilà pour la pratique.

[…]

À la recherche d'une maison à vendre, M. Rivail jeta donc son dévolu sur le 35 de la rue de Sèvres, laquelle était alors proche de la campagne, puisqu'elle aboutissait au gros village de Vaugirard…

[…]

En 1825, les arbres et les espaces verts y sont nombreux, les élèves du professeur Rivail pourront y pratiquer facilement la gymnastique naturelle qu'il préconise. Pour la natation, ils auront les Berges de la Seine. Pour les excursions lointaines, le bois de Meudon.
À Vaugirard, il y avait des fermes, de vraies fermes avec des coqs sur leur fumier, des vaches, des moutons, des chèvres, des chevaux.






…En 1824, paru sous sa plume, un « Cours pratique et technique d'arithmétique ». Devaient suivre, entre 1828 et 1831, deux mémoires où ses idées novatrices le feraient apparaître comme un précurseur de Jules Ferry. On était alors sous l'éteignoir de la Restauration. On brûlait sur la place publique les œuvres de Rousseau et de Voltaire.
Les Protestants étaient toujours persécutés, administrativement dans le nord du pays et violemment dans le Midi : dans le Gard, il y eut des massacres. Le nombre de fidèles assistant à un culte était strictement limité, il fallait continuellement renouveler les autorisations et se heurter à la mauvaise volonté de la police royale.

[…]

Il se produisit en 1825 une chose impensable sous Napoléon III. Le 23 novembre de cette année-là, à Rouen, l'ouvrier Roustel fut pendu pour avoir osé faire grève. Ses camarades et lui avaient protesté contre la décision de leur patron de supprimer, sans augmentation de salaire, la demi-heure de repos accordée à midi. Il y eut trois condamnations aux travaux forcés et quatorze lourdes peines d'emprisonnement.

[…]

…Léon Rivail, comme M. de Saint-Simon, était partisan d'instaurer légalité absolue de l'homme et de la femme et de créer un nouveau culte. C'est ce que fit un disciple du comte, Prosper Enfantin, qui transforma le saint-simonisme en Eglise, ridicule dans lequel le futur Kardec ne tomba jamais.
Le Père Enfantin fut condamné à un an de prison sous deux chefs d'accusation : association illicite et outrage aux mœurs. Gracié, il se rendit en Egypte… Il fonda une société en vue du percement de l'isthme de Suez ; on le trouva également à l'origine de la Compagnie de chemin de fer Paris-Lyon. Son dernier ouvrage parut en 1863. Il s'intitule « La vie éternelle ».

[…]

Saint-Simon, Kardec, Hugo, Balzac… Renan, Michelet, Auguste Comte, la France a toujours été un volcan d'idées qu'elle projette dans toutes les directions de la rose des vents. Ah ! si M. Rivail avait pu se douter que ses doctrines s'épanouiraient, un siècle plus tard, en Amérique du Sud, et principalement au Brésil.






…« On ne naît ni vertueux, ni vicieux » écrivait Léon Rivail, « mais plus ou moins disposé à recevoir et à conserver les impressions propres à développer les vertus ou les vices. » Sa pédagogie condamnait les châtiments corporels, ce qui était une révolution pour l'époque.
– « Il ne faut jamais frapper les élèves… » disait-il.






– « Celui qui aura étudié toutes les sciences parviendra à la vérité ! » écrivait-il encore…






Nous sommes en 1830 : l'Institution de la rue de Sèvres fonctionne comme une mécanique bien huilée.






Une ombre au tableau : sa solitude sentimentale. Ce cartésien est déphasé dans cette époque romantique qui exalte les passions les plus échevelées ; il ne rêve pas d'une liaison tumultueuse à la Chateaubriand, mais d'un bonheur calme auprès d'une épouse issue de la bonne bourgeoisie. Et c'est ce qui se produisit.
Dans l'immeuble voisin vivaient un notaire retraité et sa fille, Amélie. Fine et cultivée, elle s'adonnait à l'aquarelle et à la poésie ; elle avait publié trois livres : Fabulae primaveris, 1825 ; Notions de dessin, 1826 ; L'Essentiel des beaux-arts, 1828.
Jeune personne très moderne, Amélie voulait son indépendance et pour cela elle avait passé un diplôme de première classe pour devenir institutrice. Depuis une quinzaine d'années, elle exerçait ce métier qui la passionnait. Et pourtant, elle n'était pas obligée de travailler.

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– « Elle est petite et très bien faite, confia-t-il à ses amis, gentille et gracieuse, intelligente et vive. »

[…]

Le 6 février 1832, année de la terrible épidémie de choléra qui s'apprêtait à ravager Paris, M. Léon Rivail épousa donc Mlle Amélie Boudet.

[…]

Autre événement de février 1832, le 26, un jeune pianiste polonais d'ascendance française, M. Frédéric Chopin, donna son premier récital à la salle Pleyel. Nos jeunes mariés, l'un et l'autre épris de la musique nouvelle, se rendirent à cette manifestation romantique. Léon et Amélie au fond du cœur étaient déistes… mais ils rejetaient la révélation catholique et les dogmes qui en découlent. Ils ne croyaient qu'en la religion naturelle celle que l'on trouve au fond du cœur et dans les harmonies de la nature.






– « Ceux qui dénient toute intervention de la providence dans la vie de l'Homme, sont comme des enfants qui se croient assez raisonnables pour s'affranchir de la tutelle, des conseils et de la protection de leurs parents ou qui penseraient que leurs parents ne doivent plus s'occuper d'eux dès qu'ils ont été mis au monde.

[…]

Cette croyance est un résultat de l'orgueil ; c'est toujours la pensée d'être soumis à une puissance supérieure qui froisse l'amour propre et dont on cherche à s'affranchir. Tandis que les uns récusent absolument cette puissance, d'autres consentent à reconnaître son existence, mais la condamnent à la nullité. »
Il y a une différence essentielle entre le déiste indépendant et le déiste providentiel ; ce dernier en effet croit non seulement à l'existence et à la puissance créatrice de Dieu, à l'origine des choses ; il croit encore à son intervention incessante dans la création et le prie, mais il n'admet ni le culte extérieur ni le dogmatisme.
Tel était le credo de Léon et d'Amélie, qui s'entendaient sur le plan de l'intelligence et de la spiritualité, comme sur le plan des sens. Il avait vingt-huit ans, elle en avait trente-sept, mais comme elle était piquante et menue, ils semblaient du même âge. Ce mariage d'amour fut suivi de trente-sept ans d'un bonheur exemplaire. Bonheur calme et studieux :
– « Mon bien-aimé compagnon de travail », disait Amélie ;
– « Ma femme qui, pour travailler avec moi, a renoncé à toutes les distractions du monde auxquelles sa position de famille l'avait accoutumée », disait Léon.
Elle partageait ses idées pédagogiques, comme ses idées spirituelles et plus tard ses idées spirites. Elle poursuivit l'œuvre de son grand homme et ne quitta ce monde qu'en 1883.

[…]

Cependant, si la petite Mme Rivail adorait son époux, elle n'était pas pour autant un béni-oui-oui : elle avait ses idées et savait les défendre. Ainsi, elle ne partageait pas l'admiration de Léon pour Rousseau :
– « Vous oubliez, mon ami, que le plus illustre de ses disciples fut Robespierre. Mais ce n'est pas tout ; ce que votre Jean-Jacques dit de l'éducation des filles et proprement scandaleux. Ecoutez plutôt :
– « Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles, mais imposez-leur toujours. L'oisiveté et l'indocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour elles, et dont on guérit le moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses. Ce n'est pas tout ; elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si c'en est un pour elles, est inséparable de leur sexe, et jamais elles ne s'en délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer d'abord à la contrainte, afin qu'elle ne leur coûte jamais rien… apprenez-leur surtout à se vaincre.
Extrêmes en tout, elles se livrent à leurs jeux avec plus d'emportement encore que les garçons ; c'est le second des inconvénients dont je viens de parler. Cet emportement doit être modéré ; car il est la cause de plusieurs vices particuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice et l'engouement par lesquels une femme se transporte pour tel objet qu'elle ne regardera pas demain. L'inconstance des goûts leur est aussi funeste que leur excès, et l'un et l'autre viennent de la même source. Ne leur ôtez pas la gaieté, les rires, les folâtres jeux, mais empêchez qu'elles se rassasient de l'un pour courir à l'autre ; ne souffrez pas qu'un seul instant dans leur vie elles ne connaissent pas de frein. Accoutumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à d'autres soins sans murmure. La seule habitude suffit encore en ceci, parce qu'elle ne fait que seconder la nature.
Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu'elles ne cessent jamais d'être assujetties, ou à un homme, ou aux jugements des hommes ; il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. »
- « Calmez-vous, ma douce amie, je n'ai jamais exercé de contrainte sur vous et vous n'avez jamais été assujettie, que je sache.
- Certes, mais vous n'admettez pas les jeunes filles dans votre établissement.
- Voyons, Amélie, une école mixte, mais cela ne s'est jamais vu !
- Nous avons des enseignantes, cela pourrait se voir.
- Une trop jeune et trop jolie institutrice, conclut-il avec candeur, pourrait troubler de grands jeunes gens de quinze à dix-huit ans. Du plus petit au plus grand, tous mes garçons vous adorent. Ils sont les enfants que vous n'avez pas eus… Je sais que certains petits vous appellent maman, vous avez donné à cet établissement une chaleur qui lui manquait. »

L'institut technique de la rue de Sèvres était en effet un havre de bonheur où régnaient l'amitié et la paix.






En revanche, nos contemporains ne renieraient pas ce qu'il disait de l'Histoire.
– « Pour cet enseignement, j'ai voulu en faire une étude des yeux aussi bien que de l'esprit. »






– « L'étude des traités et de l'histoire politique, continue M. Rivail, la filiation des maisons souveraines n'ont pas beaucoup d'intérêt. Par contre, le progrès artistique et scientifique, voilà le vrai objet de l'Histoire. »

[…]

– « Je dirai en conclusion à ceux d'entre vous qui se destinent à l'enseignement que l'instituteur a un art bien difficile : celui de former un homme. L'enseignement est un art philosophique et il n'est pas de plus beau métier que celui d'instituteur. »



 

 

 

 
 
Allan Kardec et son époque…