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Au début, je n'ai pas
eu le pressentiment d'un malheur. Il est vrai que je n'ai
pas le moindre don de divination et je ne saurais prétendre
que l'intuition féminine soit mon fort.
Il est certain que, le soir où mon frère Joël
commença à nous créer des ennuis, je
ne flairai rien d'anormal
Non pas même lorsque
je constatai que, selon une habitude récente, il
était en retard pour le dîner
Prévoyant
cette éventualité, je lui avais demandé
de venir avant l'heure prévue et j'attendais son
arrivée pour faire cuire les steaks. Depuis notre
retour, je l'invitais souvent à partager nos repas.
A cette époque, il était sorti de l'université
depuis deux ans et avait déjà travaillé
successivement à une revue, à une encyclopédie
et dans une maison d'édition, autant d'activités
tour à tour abandonnées
Après
quoi, il était parti pour le Maroc à la suite
d'un chagrin d'amour. Naturellement, toutes ses économies
furent englouties dans ce voyage. Il m'envoya un SOS de
Tanger, et je m'arrangeai pour lui procurer un billet de
retour. Depuis, il avait le statut de journaliste indépendant.
A sept heures, Joël n'avait toujours pas donné
signe de vie. Je fis la salade, frottai d'ail les croûtons
de pain, sortis les pommes de terre du four et les regardai
se ratatiner en refroidissant. Heureusement que je n'avais
pas encore mis les steaks à griller. Nous étions
assis dans le living-room. Dehors, la neige, la neige tombait
à gros flocons, le bois flambait dans la cheminée,
mais nous avions le moral très bas. Carrie poussa
un soupir à fendre l'âme et regarda la pendule.
Je me levais, et bondis jusqu'à la fenêtre
dans l'espoir d'apercevoir la silhouette de Joël, mais
je ne vis que des façades de maisons en pierres meulières
Tu le vois
? demanda Carrie.
Je secouai la tête, et elle poussa un nouveau soupir
en enroulant autour de son doigt, une longue mèche
de cheveux blonds. Vraiment Joël était impossible.
Jamais il n'avait été aussi insouciant. Enfant,
il ressemblait beaucoup à Peter. Il était
aussi charmant et aussi éveillé
Comme j'avais dix ans de plus que Joël, je lui servis
de mère. Je m'occupais du linge, des repas, de la
vaisselle. C'était un gamin adorable, doué
d'une vive intelligence et d'un merveilleux sens de l'humour.
Enfin, quand il eut dix ans, je l'abandonnai à lui-même.
J'avais rencontré Ted, nous nous étions mariés,
et quelques temps après, il fut nommé à
l'université de Californie. Joël fut envoyé
en pension. Je fus bourrelée de remords des années
durant. Peut-être aurai-je dû l'emmener avec
nous, mais je doute que cette solution eût convenu
à Ted. L'année suivante fut pénible
pour Joël. Il attrapa une pneumonie, et je vins à
son chevet pensant qu'il allait mourir. Pourtant, il s'en
sortit, maigre et affaibli, mais durci. Son regard avait
pris une expression un peu méfiante, me semblait-il.
Nous le prenions pendant les vacances et, plus tard, quand
nous fûmes installés à Cambridge, il
vint passer le week-end avec nous. Il fit de brillantes
études à l'université de Columbia.
Il est possible que, par la suite, il ait passé d'un
emploi à l'autre pour essayer de trouver sa voie.
Le chagrin d'amour ne m'inquiéta pas davantage. Il
faut bien passer tôt ou tard par ce genre d'expérience,
mais le voyage au Maroc me contraria, ainsi que l'insouciance
avec laquelle il dépensa jusqu'à son dernier
centime. Lorsqu'il revint de Tanger, il ne chercha pas à
trouver un emploi stable, et je commençai réellement
à me tourmenter. Quand j'allais le voir dans l'après-midi,
mon coup de sonnette le réveillait. Un jour, en prenant
un livre dans sa bibliothèque, je délogeai
une grosse boule de papier d'étain. qui se défit,
laissant apparaître un morceau de nougat. J'en cassai
un bout, mais Joël m'arrêta :
Ne mange
pas ça. C'est du Kif.
Du kif
?
Du hachisch,
si tu préfères.
J'examinai la boule avec curiosité.
C'est donc
ainsi que ça se présente. Qu'est-ce que tu
peux bien en faire ?
Il haussa les épaules.
Je l'ai
rapporté du Maroc, dit-il.
Et tu es
de ceux qui recherchent l'extase ? demandai-je d'un air
détaché.
Mais il changea de conversation, et je restai sur mon inquiétude.
Tous ces détails me revinrent en foule tandis que
je guettais son arrivée -sa fugue, son imprévoyance,
l'immeuble sordide près de la Seconde Avenue où
il vivait maintenant-, et je ressentis une sorte de malaise.
Saisie d'une impulsion soudaine, je posai mon verre et me
dirigeai vers le téléphone.
Carrie repéra au son, le numéro que je composais.
Tu ne penses
tout de même pas qu'il est encore chez lui ? dit-elle.
Il s'est
peut-être endormi.
Ce serait
le comble ! railla-t-elle. Je crois que vais manger un morceau
de pain.
Tu as sans
doute raison.
La sonnerie continuait à retentir à mon oreille,
et j'hésitai à raccrocher, car je ne savais
comment joindre mon frère autrement. Je ne connaissais
aucun de ses amis, si toutefois il lui en restait encore.
Il avait fréquenté quelques jolies filles,
mais elles s'étaient mariées. Il y avait bien
Sherry, le grand amour de sa vie, mais c'était terminé
depuis longtemps. Plongée dans mes souvenirs, je
ne remarquai pas immédiatement que la sonnerie avait
cessé. Quelqu'un était au bout de fil. Quelqu'un,
c'est beaucoup dire : pas une parole n'était
prononcée ; je percevais simplement le déclic
annonçant que l'appareil avait été
décroché et le faible son d'une musique de
jazz dans le lointain.
Joël
! criai-je. C'est Nora !
J'attendis une sorte de hoquet, comme s'il avait du mal
à se servir de ses cordes vocales. Une voix pâteuse
qui me parut étrangère répéta
:
Nora.
Je l'appelai de nouveau, mais je ne savais pas si c'était
bien Joël. De loin, la voix n'avait pas son timbre.
Après quoi, je ne perçu plus que le son plaintif
du jazz.
Peter se tenait près de moi. A l'autre bout de la
pièce, Carrie commençait à avoir peur.
Qu'est-ce
qui ne va pas ? demanda-t-elle.
Joël habitait au cinquième, et je frappai à
sa porte complètement hors d'haleine.
Ouvre,
Joël, je t'en prie ! criai-je. C'est moi, Nora.
Je tournai le bouton de la porte et, à ma grande
surprise, elle s'ouvrait.
D'un coup d'il, j'embrassai tous les détails
de la pièce : le divan, la chaise longue, une lampe
de cuivre allumée, et Walter, le chat roux de Joël
qui tremblait de peur, tapi tout contre la bibliothèque.
Joël était étendu par terre, le buste
appuyé contre le mur, son téléphone
débranché sur les genoux.
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illustration
de Marvin Friedman
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Mais,
en jetant un coup d'il sur Joël, j'hésitai.
Jamais je n'avais vu son visage aussi grimaçant :
son front "diminuait", sa bouche se tordait. Il
avait une expression étrangement sournoise. Il essayait
de parler.
Je n'arrivai pas à le comprendre. Je me penchai plus
près pour entendre la voix inconnue articuler péniblement
Mon esprit en déroute enregistra une série
de faits décousus au cours de l'heure suivante. Des
bribes de souvenirs se succèdent comme les images
d'un film mal monté
hurlements de sirènes,
des uniformes bleu foncé dans l'entrée, deux
infirmiers en blanc enfermant Joël dans une camisole
de force, les bras liés sur la poitrine ; un trajet
en ambulance
On emmena Joël dans un fauteuil roulant jusqu'à
la salle des urgences. Je voulus le suivre, mais une infirmière
m'arrêta
Enfin Ted arriva
Je ressentis aussitôt un immense
soulagement. Un homme au cerveau bien organisé n'est
peut-être pas toujours un mari idéal, mais,
dans des circonstances critiques, il est accueilli comme
le Messie.
Selon son habitude, il ne perdit pas de temps en formule
de politesse.
Où
est-il ? me demanda mon ex-mari.
Ils n'ont
pas voulu me laisser entrer.
Attends-moi.
Il se fraya un passage au milieu d'un groupe d'hommes en
blanc, puis s'engagea dans un couloir
Un savant se
consacrant à la recherche comme Ted, en impose aux
jeunes médecins
Ted réapparut.
Tout va
bien, dit-il. Nous pouvons partir, il a été
admis et on l'emmène en psycho dans un service traitant
des maladies mentales
Le mot me fit l'effet d'un coup de poing dans l'estomac.
Je faillis éclater en sanglots, réaction malencontreuse
en présence de Ted : rien ne le hérissait
davantage que la vue d'une femme en larmes.
Pour remettre mes nerfs en place, je m'assis sur mon lit
et, prenant la cafetière automatique posée
sur la table de nuit, je me versai une tasse de café.
J'allumai la radio pour écouter les nouvelles, mais
mon esprit retournait sans cesse vers Joël
Je
le revoyais étendu sur le sol, le visage déformé,
puis entrant dans la salle des urgences de l'hôpital
Bellevue.
Enfin, je me levai et j'allai affronter les enfants
Ils étaient dans l'entrée, en tenue de patinage.
Qu'est-ce
qui n'allait pas chez oncle Joël ? demanda Carrie.
J'avais résolu de leur dire la vérité,
l'exemple pouvant leur servir de leçon
Il a mal
réagi à quelque chose qu'il a pris.
Tu veux
dire une drogue ?
Oui, probablement.
Carrie écarquilla les yeux, exprimant une curiosité
qui, je l'espérais, n'était pas teintée
d'admiration
Comment
va-t-il ? questionna Peter.
Je ne sais
pas encore. J'ai appelé votre père et nous
l'avons conduit à l'hôpital.
J'omis de mentionner la présence de la police
Si oncle
Joël est à l'hôpital, qui va s'occuper
de Walter ? s'inquiéta Carrie sur le pas de la porte.
Après le déjeuner, je retournai donc chez
Joël. Je descendis du taxi afin d'acheter des aliments
pour chats. Je pris quelques boîtes de lait, du thon
et de la sciure, en espérant que le concierge de
Joël accepterait de prendre soin de l'animal. Je poussai
la porte d'entrée de l'immeuble
Que voulez-vous
? gronda-t-il sur un ton furieux.
A son air de propriétaire, je devinai qu'il s'agissait
de M. Perez, le concierge de Joël.
J'ai besoin
de la clé de l'appartement 5D, dis-je
M. Delaney
est à l'hôpital
je suis sa sur.
J'ai apporté des aliments pour le chat.
L'homme était ivre, évidemment. Je reculai,
et il gravit en chancelant, les dernières marches.
J'eus l'impression qu'il était non seulement ivre,
mais fou.
Je vous
donnerai deux dollars par jour, insistai-je, et je fournirai
la nourriture.
Non ! cria-t-il,
je n'entre pas là-dedans !
J'avais mis le nez dans une affaire bizarre qui dépassait
mon entendement. Brusquement, contre toute attente, le gardien
capitula.
Entendez
ici, grogna-t-il. Il tambourina à sa porte et se
mit à vociférer en espagnol. Quelqu'un ouvrit
et il entra. Par l'entrebâillement de la porte, j'aperçus
un living-room, des fleurs artificielles, la statue d'un
saint noir, probablement Saint Martin de Porres. Une gravure
représentant la main percée du Christ était
accrochée au mur, et, au-dessous, je vis un verre
contenant un liquide qui ressemblait à de l'eau.
Je sentis une odeur d'encens et j'entendis le tintement
d'une cloche. Subitement, un souvenir confus surgit dans
ma mémoire : ils s'adonnaient au spiritisme, la religion
qui évoque les Esprits de l'air et de l'eau. L'eau
captait et retenait les Esprits du Mal. Les cloches attiraient
les Esprits du Bien. Fascinée, j'avançai,
et j'entrevis une petite femme au teint basané.
J'avais fait un pas de trop. M. Perez se précipita
pour me chasser.
Voilà,
allez-vous-en maintenant ! cria-t-il en me lançant
une clé.
Et il me claqua la porte au nez.
En grimpant l'escalier aux marches fendues, je me demandai
si son attitude était réellement inspirée
par la colère. Je me remémorai la façon
dont il avait refusé de nourrir le chat de Joël,
et j'eus l'impression qu'il était en proie à
une terreur panique.
Walter était exaspéré par la faim.
Je cherchai un moyen de fortune pour transporter le chat
et je fouillai tous les placards. Je remarquai dans l'entrée
une étagère qui servait de débarras.
Debout sur une chaise, j'aperçus un sac de voyage
bleu marine. J'essayai de l'attraper et je le laissai échapper
de mes mains. Je descendis de la chaise, et je vis que j'avais
délogé, en même temps, un second objet :
c'était un couteau à cran d'arrêt. J'appuyai
sur le ressort avec précaution et la lame jaillit,
longue de vingt -cinq centimètres et affilée
comme un rasoir. J'étais incapable d'imaginer ce
que Joël pouvait bien faire de cette arme meurtrière.
Je ne connaissais personne de moins agressif que lui. C'était
le type même du philosophe, sédentaire au point
de paraître apathique, ne s'animant que pour défendre
les chats égarés.
Puis il me vint à l'esprit qu'un garçon comme
lui n'était pas fait non plus pour les camisoles
de force, les hallucinogènes et le hachisch. Il me
parut bizarre aussi qu'il ait caché cette arme aussi
soigneusement.
Quelqu'un tambourina à la porte
J'enfouis le
couteau dans ma poche, et j'ouvris.
Salut Nora.
C'était Sherry Talbot, l'objet de la passion malheureuse
de Joël. Elle n'avait pas changé : je reconnaissais
sa coiffure, son petit nez retroussé, son sourire
sur commande bien digne de la fille d'un homme politique.
Bonjour,
Sherry, articulai-je.
Je me rappelai que c'était à cause d'elle
que Joël avait quitté son emploi et s'était
exilé. Elle passa devant moi et entra. Elle était
aussi belle que le léopard qui la couvrait et aussi
dangereuse que la bête l'avait été.
En la voyant, je m'étonnai de son aspect soigné
et de ses yeux lumineux.
Où
est Joël ? demanda-t-elle. Nous avons rendez-vous.
Joël
est à Bellevue. Je la mis au courant des événements
et elle se laissa tomber sur le divan
Ils ne
savent pas encore de quel hallucinogène il s'agit,
ajoutai-je. Avez-vous une idée à ce sujet
?
Mais elle secoua sa tête. J'essayai de nouveau :
L'avez-vous
vu ces derniers temps ? Elle éluda la question
J'installai Walter sur mes genoux, et la voiture démarra
dans un crissement de pneus
J'appelai Ted
Son assistant de laboratoire m'informa
qu'il était parti inopinément pour Washington,
ce qui eut le don de me mettre en fureur. Peu à peu,
je recouvrai mon calme en pensant que j'avais été
absente toute la matinée et que Ted avait dû
essayer en vain de me joindre au téléphone.
Ted parti, je ne pouvais plus compter que sur moi. Je réfléchissais
lorsque soudain je pensai à Erika Lorenz. Je lui
téléphonai aussitôt, lui racontai l'histoire
de Joël et pris rendez-vous pour le jour même.
Elle était étendue sur le ventre, complètement
nue, lorsque Charles, le maître d'hôtel, m'introduisit
dans le jardin d'hiver aménagé sur la terrasse.
Elle ne répondait en rien à l'idée
que l'on se fait d'un psychiatre bien qu'elle ait eu une
importante clientèle de riches amateurs d'art, de
peintres et d'écrivains.
Hello !
mon chou, dit-elle en enveloppant son corps mince et bronzé
dans une serviette écarlate. Charles, rapportez du
café, voulez-vous ?
Elle paraissait avoir un solide compte en banque, mais la
fortune qu'elle dépensait en manteau de vison, en
chaussures et en bracelets de brillants était manifestement
d'origine récente. Ted la croyait entretenue par
quelque racketteur
Erika habitait à Russian Hill, un appartement ultra
moderne, tout en bois de teck, avec une vue splendide sur
les lumières de San Francisco. Ted s'était
trompé au sujet du gangster, mais pas de beaucoup
: le père d'Erika, Crazy Harry, était un marchand
de voitures d'occasion qui faisait une publicité
terrible sur les murs, dans la presse et même en lettre
de fumée dans le ciel.
La sonnette de la porte d'entrée retentit
Elle
s'interrompit pour aller ouvrir.
Elle nous présenta le Docteur Reichman. C'était
un psychiatre en renom, une sorte de vedette pour gens riches
et célèbres. C'était il y a six ans
A présent, assise dans le jardin d'hiver, sous le
toit, je questionnai Erika :
Que devient
le docteur Reichman ?
Ah ! ce
pauvre vieil Hans
il a beaucoup vieilli. Il ne pratique
plus ; il se contente de donner des consultations et d'écrire
des livres sur les démons.
Quels genres
de démons ?
Oh ! tous
les genres loups-garous, esprits de renards chinois.
Pour le moment, c'est l'obeah des Caraïbes, l'année
dernière, c'était le Yucatan. Maintenant,
parlez-moi de Joël.
Lorsque j'eus achevé mon récit, Charles entra
et ressortit avec le plateau. Erika était déjà
en communication avec Bellevue. Enfin, elle raccrocha
Il va mieux,
dit-elle.
Je sentis mes genoux mollir.
Quand puis-je
le voir ?
Quand vous
voudrez. On va le transférer de la section des agités
dans un service de psychiatrie.
J'ai obtenu un laissez-passer pour vous.
Je ne me souviens pas des propos que nous avons échangés
ensuite. J'avais tellement hâte de revoir Joël.
Pendant que Charles m'aidait à passer mon manteau,
je glissai mes bras dans les manches et je fouillai mes
poches pour prendre mon foulard. Je m'aperçus alors
que je n'avais pas tout dit à Erika. Ma main heurta
le couteau à cran d'arrêt.
A l'entrée du service où se trouvait Joël
une pancarte indiquait aux visiteurs la liste des objets
interdits aux malades : allumettes, récipients de
verre, lames de rasoir. A l'intérieur, des hommes
sans âge, en peignoir de bain éliminé,
m'entourèrent comme des poissons rouges examinant
un objet inconnu qui vient d'échouer dans leur bassin.
Quelqu'un avait tracé une inscription obscène
sur le mur ; quelqu'un d'autre avait essayé de l'effacer.
Plus loin, un homme se mit à chanter, ses compagnons
lui crièrent de se taire. Enfin Joël apparut
dans le couloir ; il n'était pas rasé et paraissait
amaigrit, mais il était redevenu lui-même.
Salut,
Nor, fit-il.
Seul son regard qui évitait le mien m'indiqua qu'il
était embarrassé. Pendant que nous nous embrassions,
les autres malades commencèrent à se disperser,
comme si leur distraction leur était enlevée.
Je t'ai
apporté des cigarettes, dis-je.
Merci,
murmura-t-il.
Puis, s'efforçant de prendre un ton badin, il ajouta
en m'indiquant une fenêtre grillagée :
Tu ne veux
pas venir t'asseoir dans le jardin d'hiver ?
Nous nous installâmes sur un banc de bois, et il y
eu un silence pénible. La main qui tenait la cigarette
tremblait visiblement. « Une question directe risque
de le traumatiser », pensai-je. Aussi me bornai-je
à lui annoncer sur un ton de conversation à
bâtons rompus que j'avais emmené Walter chez
moi.
Merci,
me dit-il.
Il examina attentivement la fumée qui montait en
spirale.
Je l'ai
mis dans ton sac de voyage.
Bonne idée.
Je l'ai
trouvé sur l'étagère du cabinet de
débarras.
Il fit un vague signe de tête. Il ne paraissait pas
se souvenir du couteau à cran d'arrêt. Je renonçai
à tourner autour du pot.
Qu'est-ce
que tu avais pris ?
Le beau visage hagard avait une expression tendue. Enfin,
il se tourna vers moi et me regarda en face.
Ecoute,
Nor, je n'ai absolument rien pris.
Je voulais lui arracher la vérité, mais je
ne pus m'empêcher de lancer :
Pourquoi
nies-tu toujours l'évidence ?
Il haussa les épaules. Ce geste que je connaissais
bien me donnait envie de le gifler, mais, dans la famille,
nous navons pas l'habitude de lever la main ; nos
armes sont les mots.
Si tu n'as
rien pris, pourquoi es-tu ici ?
Je désignai les fenêtres grillagées,
les ivrognes débiles, les drogués.
Tu ne m'as
pas reconnue quand je t'ai trouvé par terre, et tu
t'es battu avec les ambulanciers, poursuivis-je. Ils font
des rapports officiels sur tout. Si tu commences à
nier que tu as pris quelque chose, tu n'es pas près
de sortir d'ici.
Il y eut le souffle coupé de peur ou peut-être
de colère, mais, avant que j'aie pu profiter de mon
avantage, Sherry Talbot apparut, balançant au bout
de son bras un énorme panier de pommes, de poires
et de raisin, le tout niché dans du papier de Cellophane
verte. Elle nous adressa un sourire radieux.
Comment
as-tu pu entrer ? demanda Joël.
Par un
garçon que je connais dans le personnel administratif.
Il me lança un regard lourd de reproches. Je compris
ce qu'il devait ressentir en se voyant surpris dans l'état
où il était : pas rasé, vêtu
d'un peignoir d'hôpital élimé et de
pantoufles en papier. Pendant que nous étions tous
deux plongés dans le désarroi, Sherry se percha
sur le banc à côté de nous et nous parla
d'une chronique mondaine qu'elle devait écrire.
Tandis qu'elle continuait à jacasser, Joël poussa,
inconsciemment, un profond soupir. Je me souvins que notre
mère soupirait ainsi les derniers temps. Elle était
restée couchée toute la journée dans
la chaleur du mois de mai et soupirait, la tête tournée
vers la télévision. Cette nuit-là,
père l'avait ramenée dans la maison de santé.
Le lendemain, elle était morte. Elle avait trouvé
des ciseaux dans le panier à couture d'une infirmière.
J'examinai subrepticement Joël pendant que Sherry gazouillait.
Il avait les yeux hagard, le visage trop pâle. Je
ne pouvais le laisser là.
Quand l'infirmière vint mettre fin à la visite,
j'annonçai brusquement :
Je vais
te confier à un psychiatre privé.
Pour quoi
faire ? Joël parut affolé
Tu sais,
j'ai réfléchi : tu as probablement raison,
je vais avouer que j'ai pris du L.S.D hier soir
et
je n'aurai plus besoin de psychiatre !
Ça,
mon vieux, je ne crois pas que tu pourras l'éviter.
C'est une garantie contre toute rechute éventuelle
que tes médecins exigeront. Mais ce sera Erika Lorenz,
ajoutai-je, pressée de couper court à ses
protestations.
Son visage s'illumina. Il avait connu Erika au cours de
vacances passées avec nous sur la côte, et
elle lui plaisait.
Peut-être son aspect frivole écartait-il la
crainte qu'inspirait un traitement psychiatrique.
Ah bon
! Si ce n'est qu'Erika
fit-il.
J'avais hâte de partir, avant qu'il ne soulève
de nouvelles objections. Comme je l'embrassai, il me tapota
l'épaule, et je me sentis pardonnée. Pourtant,
lorsque je sortis avec Sherry, j'éprouvai une sorte
de malaise à l'idée que notre accord au sujet
d'Erika avait été une entente tacite pour
tromper l'hôpital.
Joël fut libéré officiellement. J'allai
le chercher dans l'après-midi de mercredi et, après
avoir récupéré ses vêtements,
sa montre, ses clés et son argent, il rayonnait de
confiance juvénile.
Mais, quelque part entre le service de psychiatrie et la
rue, une ombre sembla passer sur lui. Comme nous quittions
la salle d'attente pour nous retrouver à l'air libre,
je perçu un soudain changement, une sorte d'abattement.
J'arrêtai un taxi, et il parut hésiter à
donner son adresse.
Tu ne veux
pas rentrer chez toi ? demandai-je.
Sa mâchoire se contracta, et je me rendis compte qu'il
avait peur.
Et si tu
venais à la maison ? proposai-je.
Tu pourrais
me loger pendant quelques jours ?
Toute sa
bonne humeur semblait revenue.
Je donnai mon adresse au chauffeur. Pendant le trajet, je
réfléchis à la façon dont j'aménagerais
mon bureau pour y installer Joël. Les enfants étaient
à l'école ; aussi notre arrivée fut-elle
discrète. Véronica salua timidement mon frère
et disparut pour aller préparer du café. Pendant
que nous nous enfoncions dans les fauteuils du living-room
Erika ne
reçoit pas chez elle, dis-je en allumant le feu.
Ses patients vont la voir à l'hôpital.
Je comptais que cette allusion discrète lui suggérerait
l'idée d'empoigner le téléphone pour
prendre une série de rendez-vous. Mais il se contenta
de hocher la tête, et je lui servis son café.
Je supposai alors que son manque d'empressement était
motivé par des raisons financières.
Ne t'inquiète
pas pour la question d'argent, dis-je. Je m'en charge. Tu
me rembourseras quand tu pourras.
M'as-tu
installé dans ton bureau ? demanda-t-il en se levant
brusquement.
Tu te sens
bien ?
J'avais l'impression qu'un changement s'était opéré
en lui. Il se dirigea vers l'escalier.
Je suis
fatigué, je vais m'étendre un moment, dit-il
sans se retourner.
Je le suivis des yeux, angoissée. Manifestement,
il écartait ma présence. Je me demandai si,
en le faisant sortir de Bellevue, je ne m'étais pas
mise dans une situation que je serais incapable de contrôler.
Les enfants arrivèrent sur ces entrefaites. Je leur
annonçai que Joël allait habiter avec nous.
Ils manifestèrent aussitôt un vif intérêt
provoqué par son séjour à Bellevue.
Je parie
qu'il a fait des expériences horribles, dit Carrie.
Il a dû être attaqué par des fous.
Peter en fit autant en interprétant le personnage
à sa façon. J'interrompis le spectacle.
Il est
couché pour le moment. Essayez de ne pas faire de
bruit.
L'après-midi me parut interminable. Je corrigeai
les épreuves de mon dernier roman. Véronica
éplucha les légumes pour le dîner et
se prépara à regagner le quartier espagnol
de Harlem où elle habitait. Les enfants devaient
aller à un match de hockey. Aussi décidai-je
que nous dînerions de bonne heure.
J'allais réveiller Joël à six heures
trente. Au moment de frapper à la porte, je m'aperçus
qu'il téléphonait et j'attendis. Je fus surprise
de l'entendre parler espagnol. Il s'exprimait sur un ton
rude, presque brutal. Quand la conversation eut pris fin,
je frappai. En entrant, je le trouvai étendu sur
le divan de mon bureau.
Bonsoir,
dis-je en tournant le commutateur du plafonnier. Je ne savais
pas que tu parlais l'espagnol.
Il se protégea la vue, et tourna vers moi des yeux
lourds de sommeil.
Tu n'étais
pas entrain de téléphoner à l'instant
?
Il me regarda comme si j'avais perdu l'esprit.
Va-t'en
! grogna-t-il en détournant la tête.
Je renonçai à percer le mystère du
téléphone.
Mais c'est
l'heure du dîner, insistai-je.
Je n'ai
pas faim. Je mangerai plus tard.
Il mit son bras sur son visage pour ne pas me voir.
Joël
! m'exclamai-je. Je le soupçonnai d'avoir appelé
son fournisseur de L.S.D. mais le problème n'en était
pas résolu pour autant. Si Joël savait l'espagnol,
il l'avait appris par une méthode d'enseignement
accélérée, et il me semblait bizarre
qu'il n'en ait pas parlé. Mais je préférai
attendre le départ des enfants pour essayer d'éclaircir
cette affaire.
Dès qu'ils furent sortis, je préparai une
assiette de sandwiches pour mon frère, et j'allais,
d'un pas ferme, jusqu'à mon bureau, bien décidée
à lui faire comprendre que la comédie avait
assez duré. Je frappai, mais, n'obtenant pas de réponse,
j'ouvris la porte. Joël n'était pas dans la
pièce.
Je posai les sandwiches sur la table, et j'inspectai la
salle de bains : elle était vide.
Dans le bureau, il faisait étrangement froid. La
fenêtre était ouverte sur la nuit glaciale
de février. Je traversai la pièce pour aller
la fermer, me demandant s'il avait emprunté cette
voie. C'était bizarre, mais pas impossible. Le bureau
était au second étage, et de solides branches
de glycines montaient du sol jusqu'à l'appui de la
fenêtre.
Un moment, en regardant par la fenêtre, je crus le
voir courir au coin de la rue. Mais on connaît bien
l'allure d'un père, d'un époux ou d'un frère,
et cette démarche ne m'était pas familière.
Je frissonnai d'appréhension. Je refermai soigneusement
la fenêtre. Si Joël espérait que son retour
passerait inaperçu, il se fait des illusions.
Je rallumai le feu dans la cheminée
Je pris
les cartes à jouer et je les étalai avec des
doigts tremblants pour faire une réussite l'esprit
complètement ailleurs, essayant de mettre au point
un dialogue imaginaire entre mon frère et moi.
Les enfants rentrèrent vers dix heures et allèrent
se coucher. Seul Baron semblait flairer quelque chose d'anormal.
D'habitude, il dormait soit avec Peter, soit avec Carrie,
mais, ce soir-là, il s'installa à mes pieds.
Deux heures sonnaient à la pendule, quand, soudain,
il dressa la tête et se mit à grogner. Il ne
grogne jamais, et, en l'entendant, je fus envahie par une
sensation étrange. Je lui ordonnai de se taire, mais
il se leva en aboyant. Je pensai que Joël pouvait être
en train d'escalader le mur. En trouvant la fenêtre
fermée, il risquait d'être pris de panique
et de tomber dans la rue. Au moment où je me précipitais
pour aller ouvrir la fenêtre, la sonnette de la porte
d'entrée retentit.
Tremblante de peur et de colère, je calmai Baron
et je détachai la chaîne de sécurité.
Joël était là, les mains dans les poches.
Il entra d'un pas nonchalant et déclara :
Excuse-moi,
j'ai oublié de te demander la clé.
Joël
!
commençai-je, furieuse. Mais je m'interrompis.
Il avait le visage défait, et sa mâchoire se
crispait comme s'il essayait de refouler ses larmes
Où
étais-tu ? demandai-je calmement.
Il haussa les épaules.
Tu aurais
pu te tuer en sortant par la fenêtre
Il passa la main sur le front, puis il la remit vivement
dans sa poche ; mais j'avais eu le temps de remarquer qu'elle
portait la marque de trois griffes parallèles d'où
du sang suintait.
Qui t'a
griffé, Joël ? demandai-je.
A cette question, il parut décontenancé. Il
secoua la tête :
Je ne sais
pas, murmura-t-il, je ne me rappelle de rien.
Je fronçai les sourcils, croyant à une nouvelle
dérobade.
J'étais
ici dans l'après-midi, puis je me suis trouvé
là, devant la porte d'entrée. Il faisait nuit.
Je l'observai et j'acquis la certitude qu'il disait la vérité.
Tu ne te
rappelles pas t'être glissé le long de la glycine
?
Il me lança un regard affolé
Mon Dieu,
Nor, je suis mort de peur quand je me trouve sur une hauteur
!
Joël,
qu'as-tu pris ? du L.S.D. ? de ce Kif que tu as rapporté
de Tanger ?
Rien, dit-il
en secouant la tête. La dernière fois non plus,
je n'avais rien pris.
Je le crus.
Il sortit de sa poche sa main ensanglantée
nous la regardâmes tous les deux en silence.
Demain,
je téléphonerai à Erika
, dit-il
enfin.
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